Odyssée IX v.62-566 
     Traduction de Philippe Jaccottet (1982), diffusée avec l'aimable autorisation des éditions FM / La Découverte.
     
     Homère, L'Odyssée © Éditions La Découverte 
     
     Nous reprîmes alors la mer avec tristesse, 
     heureux d'être vivants, mais pleurant nos compagnons morts. 
     Mais je ne voulus pas que nos vaisseaux arqués s'en fussent 
     avant qu'on eût hélé trois fois les pauvres compagnons 
     morts dans la plaine, anéantis par les Cicones. 
     Le Rassembleur des nues déchaîna sur nous le Borée 
     en bourrasque inouïe; il couvrit de nuages 
     la terre avec la mer; du haut du ciel tomba la nuit. 
     Les bateaux encensèrent, et la violence du vent 
     en trois, quatre morceaux, leur déchira les voiles. 
     Il fallut amener, de crainte de périr, 
     et ramer avec force pour gagner la terre ferme. 
     Là, deux jours et deux nuits, sans discontinuer, 
     nous restâmes couchés rongés d'angoisse et de fatigue. 
     Puis, quand l'aube bouclée amena le troisième jour, 
     ayant dressé le mât et déployé les voiles blanches, 
     on se laissa conduire par le vent et les pilotes. 
     Ce jour-là, j'eusse atteint sain et sauf ma patrie 
     si le courant, la houle et le Borée, quand je doublai 
     le Malée, ne m'avaient éloigné de Cythère. 
     Dès lors, neuf jours durant, les vents funestes m'entraînèrent 
     sur la mer poissonneuse; le dixième, nous débarquions 
     au pays des mangeurs de fleurs, les Lotophages . 
     On descendit à terre, on refit provision d'eau fraîche, 
     on mangea vite auprès des rapides navires. 
     Quand on eut apaisé la soif et l'appétit, 
     j'envoyai de mes compagnons pour s'informer 
     quels étaient les mangeurs de pain qui vivaient là; 
     j'en choisis deux, auxquels j'adjoignis un héraut. 
     Aussitôt, ils partirent se mêler aux Lotophages; 
     ceux-ci n'en voulaient pas à la vie de mes compagnons, 
     ils leur offrirent du lotus pour qu'ils en goûtent. 
     Mes gens, ayant goûté à ce fruit doux comme le miel, 
     ne voulaient plus rentrer nous informer, 
     mais ne rêvaient que de rester parmi ce peuple 
     et, gorgés de lotus, ils en oubliaient le retour... 
     Je dus les ramener de force, tout en pleurs, 
     les traîner aux vaisseaux et les attacher sous les bancs. 
     J'enjoignis au restant du fidèle équipage 
     de monter aussitôt à bord des prompts navires, 
     craignant que le lotus n'égarât encor d'autres hommes. 
     Embarqués promptement, ils prirent place à leur tolet 
     en bon ordre, et frappèrent de leur rame la mer grise. 
     
     Nous reprîmes alors la mer avec tristesse. 
     Nous atteignîmes un pays de hors-la-loi, 
     les Cyclopes; ceux-ci, faisant confiance aux Immortels, 
     ne plantent pas de plantes de leurs mains ni ne labourent; 
     tout pousse sans labour et sans semailles dans leur terre, 
     I'orge comme le blé, et la vigne portant le vin, 
     de lourdes grappes que grossit la pluie de Zeus. 
     Ils n'ont pas d'assemblée pour les conseils et pas de lois; 
     ils habitent le haut des plus hautes montagnes 
     en des antres profonds, chacun y fait la loi 
     dans sa famille, et reste insoucieux des autres. 
     Il est une île assez petite en face de leur port, 
     ni trop près, ni trop loin du pays des Cyclopes, 
     avec des bois; des chèvres en grand nombre y vivent, 
     sauvages; le pas de l'homme ne les effarouche pas; 
     et les chasseurs n'y viennent point qui, par les bois, 
     à grand-peine, gravissent les flancs des montagnes. 
     Cette île ne connaît ni le bétail ni la charrue, 
     mais, sans semailles, sans labours toute l'année, 
     par l'homme désertée, elle paîl les chèvres bêlantes. 
     Les Cyclopes n'ont pas de vaisseaux rubiconds 
     ni de ces constructeurs de navires pour leur bâtir 
     des vaisseaux bien pontés, prompts à toutes besognes, 
     qui vous mènent de ville en ville comme font 
     souvent les hommes, franchissant les vastes mers. 
     lls auraient pu ainsi développer cette île! 
     Elle n'est pas ingrate, et pourrait donner tous les fruits; 
     il y a des herbages sur le bord de la mer grise, 
     tendres et arrosés; les vignes seraient éternelles, 
     le labourage aisé; les moissons seraient hautes
     chaque été, car la terre est grasse sous les mottes. 
     Elle a enfin un bon mouillage où il n'est pas besoin 
     de pierres d'ancre ou d'amarres pour demeurer. 
     Le navire échoué, on peut attendre que les hommes 
     soient décidés, et que se lèvent les bons vents. 
     A la bouche du port, une eau brillante coule 
     et sourd de sous le roc; des peupliers poussent autour. 
     Nous abordâmes là, quelque dieu devait nous conduire 
     dans les ténèbres de la nuit, car on n'y voyait rien; 
     un brouillard dense entourait les bateaux, la lune 
     au ciel ne brillait pas, des nuages nous la cachaient. 
     Ainsi, personne n'avait pu voir l'île, 
     et nous ne vîmes pas les grandes vagues qui roulaient 
     vers le rivage, avant que nos vaisseaux fussent à quai. 
     Les vaisseaux échoués, nous amenâmes la voilure 
     et mîmes pied à terre sur la frange des brisants; 
     c'est là qu'on s'endormit en attendant l'aube divine.
     
     Lorsque parut la fille du matin, L'aube aux doigts roses, 
     émerveillés, nous vagabondâmes dans l'île; 
     filles du puissant Zeus, les Nymples débusquaient 
     des chèvres montagnardes pour nourrir mes compagnons : 
     aussitôt l'on sortit les arcs recourbés des bateaux 
     et les épieux à longue douille; et, rangés en trois groupes, 
     on attaqua; un dieu bientôt nous donna bonne chasse. 
     Douze vaisseaux formaient ma flotte, et chacun d'eux 
     reçut neuf chèvres pour sa part; moi seul en obtins dix. 
     Alors, de tout le jour et jusqu'au coucher du soleil, 
     nous restâmes assis devant force viande et vin doux. 
     Le vin rouge en effet n'était pas encore épuisé, 
     il en restait, depuis qu'on avait rempli des amphores 
     après avoir pillé la sainte ville des Cicones. 
     Nous pouvions voir la terre toute proche des Cyclopes, 
     deviner leurs fumées, la voix des brebis et des chèvres... 
     Le soleil se coucha, le crépuscule vint, 
     et nous nous étendîmes sur la frange des brisants. 
     
     Lorsque parut la fille du matin, l'aube aux doigts roses. 
     je réunis mes gens et je leur déclarai : 
     " Restez ici pour le moment, fidèles compagnons! 
     Moi, avec mon bateau et mes seuls compagnons., 
     j'irai sonder ces gens, apprendre qui ils sont, 
     si ce sont des violents et des sauvages sans justice 
     ou des hommes hospitaliers, craignant les dieux. " 
     Sur ces mots, je montai à bord, et j'invitai mes gens 
     à monter à leur tour et à larguer l'amarre. 
     Embarqués promptement, ils prirent place à leur tolet 
     en bon ordre, et frappèrent de leur rame la mer grise. 
     Mais, comme nous touchions à cette terre peu lointaine, 
     au bout du cap, nous vîmes une grotte sur la mer, 
     haute sous des lauriers; là des brebis en nombre 
     et des chèvres étaient au parc; un haut rempart 
     s'élevait tout autour, fait de blocs fichés dans le sol, 
     de grands pins et de chênes à la haute couronne. 
     Là vivait un géant, un solitaire qui menait 
     paître au loin ses troupeaux; il ne fréquentait pas 
     les autres, mais vivait à l'écart, hors la loi. 
     C'était un monstre gigantesque; il ne ressemblait pas 
     à un mangeur de pain, mais plutôt au sommet boisé 
     d'une haute montagne apparue à l'écart. 
     Alors, je commandai à mes fidèles compagnons 
     de rester auprès du vaisseau pour le garder. 
     Puis, lorsque j'eus choisi les douze plus braves d'entre eux, 
     je partis, emportant dans une outre de chèvre 
     ce doux vin noir que m'avait apporté Maron, fils d'Évanthès 
     et prêtre d'Apollon, dieu tutélaire d'Ismaros, 
     pour l'avoir épargné, avec son épouse et son fils, 
     par respect: car il habitait sous les arbres sacrés 
     de Phoibos Apollon. Il m'avait fait des dons splendides: 
     il m'avait fait cadeau de sept talents d'or façonné, 
     et d'un cratère en argent pur, puis il avait rempli 
     douze amphores en tout de ce vin, qui était 
     un vin doux, non mêlé, une boisson divine; et nul, 
     chez lui, servante ou serviteur, n'en savait rien, 
     excepté lui, sa femme et la seule intendante. 
     Lorsqu'ils buvaient de ce vin rouge aussi doux que le miel, 
     pour une coupe, ils versaient vingt mesures d'eau, 
     et pourtant s'exhalait du cratère un parfum suave, 
     inouï, dont on eût eu peine à s'abstenir... 
     J'en emportai une grande outre pleine avec des vivres 
     en ma besace: mon coeur fier avait deviné tout de suite 
     que nous aurions affaire à quelqu'un de grande vigueur, 
     sauvage et méprisant la justice comme les lois. 
     
     Bientôt nous arrivâmes à son antre; il n'était pas 
     chez lui, car il menait ses gras troupeaux dans les pacages. 
     Entrés dans la caverne, nous en fîmes la revue: 
     les claies ployaient sous les fromages, les étables étaient 
     o bondées d'agneaux et de chevreaux: chaque âge avait sa stalle 
     à part, là les aînés, ici les plus petits 
     et là les nouveau-nés; les vases regorgeaient de lait, 
     comme les jattes et les terrines façonnées pour traire. 
     Alors, mes compagnons me supplièrent de voler 
     les fromages d'abord et de partir, puis d'emmener 
     en hâte au prompt vaisseau les agnelets et les chevreaux 
     loin de l'étable; et de regagner la saumure. 
     Mais je ne cédai pas, alors qu'il eût bien mieux valu, 
     car je voulais le voir, et s'il me ferait les cadeaux! 
     Mais mes hommes ne devaient pas bénir son arrivée... 
     
     Alors, on sacrifia, le feu allumé, puis mangea 
     des fromages volés et s'assit pour l'attendre 
     à l'intérieur; il rentra du pacage en apportant 
     un lourd faix de bois sec pour faire son souper. 
     Il le laissa tomber dans la caverne à grand fracas: 
     effrayés, d'un seul bond, nous nous réfugiâmes au fond. 
     Alors, dans l'antre vaste il fit entrer ses bêtes grasses, 
     celles qu'il devait traire; il laissa les mâles dehors, 
     béliers et boucs, à l'intérieur de la profonde cour. 
     Puis, soulevant un bloc énorme, il le dressa 
     devant l'entrée; vingt-deux solides chars à quatre roues 
     n'auraient pas pu le soulever du sol, 
     si lourd était le bloc abrupt qu'il dressa là. 
     Il s'installa pour traire chèvres et brebis bêlantes, 
     en bonne règle, et fit venir sous chacune un petit. 
     Ayant fait aussitôt cailler la moitié du lait blanc. 
     il vint le recueillir au fond des corbeilles tressées 
     et mit l'autre moitié dans des vases, pour en avoir 
     quand il voudrait en boire, ou à l'heure de son repas. 
     iI vint rapidement à bout de ces travaux; 
     il alluma le feu, nous aperçut, nous demanda: 
     " Qui êtes-vous? D'où venez-vous par les routes humides? 
     Etes-vous des marchands, ou errez-vous à l'aventure, 
     tels les pirates sur les eaux qui vont rôdant, 
     risquant leur vie en attaquant les nations d'autre langue? " 
     A ces mots, notre coeur éclata de nouveau, 
     effrayés par sa voix profonde et par sa grande taille. 
     Néanmoins, je lui dis en guise de réponse: 
     " Nous sommes, oui, des Achéens venant de Troie, chassés 
     par tous les vents du ciel sur le grand gouffre de la mer; 
     regagnant nos maisons, d'autres routes, d'autres chemins 
     nous ont conduits ici; sans doute Zeus l'aura voulu. 
     Et nous nous honorons d'être soldats d'Agamemnon, 
     I'Atride dont la gloire de nos jours emplit le monde, 
     si vaste fut la ville qu'il pilla, et si nombreux 
     les guerriers qu'il tua; nous voici donc à tes genoux 
     dans l'espoir que tu nous accueilles et que, de plus, 
     tu nous fasses un don, selon la coutume des hôtes. 
     Crains les dieux, bon seigneur: car nous sommes tes suppliants. 
     Zeus défend l'étranger comme le suppliant, 
     il est l'hospitalier, I'ami des hôtes respectables! " 
     A ces mots, aussitôt, il repartit d'un coeur cruel: 
     " Es-tu sot, inconnu, ou viens-tu de fort loin, 
     pour m'inviter à craindre, à respecter les dieux? 
     Les Cyclopes n'ont pas souci du Porte-égide 
     ni des dieux bienheureux: nous sommes les plus forts. 
     Et ce n'est pas la peur de la haine de Zeus 
     qui me ferait vous épargner, si je n'y songe! 
     Mais dis-moi, en venant, où laissas-tu ton beau navire, 
     est-ce à l'extrémité du cap ou plus près, dis-le-moi! " 
     Il me tâtait, mais j'en savais trop long pour être dupe, 
     et je lui rétorquai par ce rusé discours: 
     " Mon bateau, I'Ébranleur des terres l'a brisé 
     en le jetant sur des écueils, aux confins de votre île, 
     le poussant sur le cap : le vent, du large l'entraîna. 
     Mais moi, avec ceux-ci, j'ai fui l'abrupte mort. "
     Je dis. Ce coeur cruel ne me répondit rien 
     mais, sautant sur mes gens en étendant les bras, 
     l en prit deux d'un coup, et comme des chiots, sur le sol 
     les assomma. La cervelle en giclant mouilla le sol. 
     Découpés membre à membre, il en fit son souper. 
     Comme un lion né des montagnes, il les mangea sans rien 
     laisser, entrailles, chair et os remplis de moelle. 
     Nous, en pleurant, nous élevions les mains vers Zeus, 
     voyant l'oeuvre cruelle et notre courage impuissant. 
     Puis, lorsque le Cyclope eut bien rempli sa vaste panse, 
     mangé la chair humaine et bu du lait pur par-dessus, 
     il s'étendit dans l'antre en travers de ses bêtes. 
     C'est alors que je méditai, dans mon coeur généreux, 
     m'approchant, de tirer mon épée le long de ma cuisse 
     et de l'en frapper là où le foie pend sous le diaphragme 
     en lui palpant l'endroit; mais une pensée me retint: 
     même ainsi, nous aurions péri d'abrupte mort, 
     incapables de déplacer avec nos mains 
     l'énorme bloc dont il avait bouché la haute entrée... 
     Nous attendîmes donc en gémissant l'aube divine. 
     
     Lorsque parut la fille du matin, l'aube aux doigts roses, 
     il alluma le feu, s'occupa de traire ses bêtes 
     en bonne règle, et fit venir sous chacune un petit. 
     Il vint rapidement à bout de ces travaux, 
     puis attrapa deux autres de mes gens pour son repas. 
     Quand il eut déjeuné, il fit sortir ses gras troupeaux, 
     sans peine déplaçant la grande porte; puis, en hâte, 
     il la ferma sur nous comme un couvercle de carquois. 
     A grands coups de sifflet, il emmena ses gras troupeaux 
     dans la montagne; et je restai à chercher ma revanche, 
     un châtiment dont Athéna m'offrît la gloire. 
     Or voici le projet que mon coeur jugea le plus sage: 
     le Cyclope, contre un enclos, avait laissé son grand gourdin 
     en olivier; il l'avait coupé vert pour le porter 
     une fois sec. Nous, le voyant, nous l'avions comparé 
     au mât d'un noir navire à vingt rameurs, 
     d'un bateau de transport fait pour franchir le grand abîme 
     telle était sa longueur, tel son diamètre apparaissait. 
     Je m'avançai pour en couper la longueur d une brasse, 
     le passai à mes gens, leur ordonnai de l'écorcer; 
     ils le polirent avec soin; je vins en aiguiser 
     la pointe et l'apportai pour la durcir au feu brûlant. 
     Je le dissimulai soigneusement sous le fumier 
     qui par toute la grotte s'amassait en abondance. 
     Ensuite j'ordonnai à mes gens de tirer au sort 
     celui qui oserait avec moi soulever le pieu 
     et le tourner dans l'oeil quand le doux sommeil le prendrait. 
     Ceux-là furent choisis que j'aurais désignés moi-même: 
     ils étaient quatre, auxquels je m'adjoignis comme cinquième. 
     
     Vers le soir il revint, ramenant ses brebis laineuses; 
     vite dans l'antre vaste il fit entrer ses gras troupeaux 
     sans laisser une bête au-dehors dans la cour profonde, 
     soit qu'il se méfiât, soit qu'un dieu le lui eût soufflé. 
     Puis, soulevant l'énorme bloc, il en toucha l'entrée, 
     s'assit pour traire ses brebis et ses chèvres bêlantes 
     en bonne règle, et fit venir sous chacune un petit. 
     Il vint rapidement à bout de ces travaux, 
     puis attrapa deux autres de mes gens pour son repas. 
     C'est alors que je m'approchai pour lui parler, 
     tenant entre les mains la jatte de vin noir: 
     " Tiens, Cyclope, bois ça pour arroser ces chairs humaines, 
     que tu saches quelle boisson notre vaisseau 
     dissimulait; c'était ma libation, si ta pitié 
     nous avait reconduits; mais ta rage passe les bornes. 
     Malheureux! quel mortel viendrait encor te voir 
     en suppliant, maintenant que tu fis cela? " 
     Je dis. Il prit la jatte, la vida, le doux nectar 
     le ravit à tel point qu'il en redemanda: 
     " Sois gentil, donne-m'en encore, et puis dis-moi ton nom, 
     tout de suite, que je te fasse un cadeau qui te plaise! 
     Car la terre du blé pour les Cyclopes porte aussi 
     le vin en lourdes grappes que grossit la pluie de Zeus: 
     mais ça, c'est de l'essence d'ambroisie et de nectar! " 
     Ainsi dit-il, et je lui reversai du vin de feu; 
     trois fois je l'en servis, et trois fois l'imprudent le but. 
     Puis, quand le vin lui eut embrumé les esprits, 
     je lui soufflai ces mots aussi doux que du miel : 
     Cyclope, tu t'enquiers de mon illustre nom. Eh bien, 
     je répondrai: mais tu n'oublieras pas le don promis! 
     Je m'appelle Personne, et Personne est le nom 
     que mes parents et tous mes autres compagnons me donnent. " 
     A ces mots, aussitôt, il repartit d'un coeur cruel: 
     " Eh bien, je mangerai Personne le dernier 
     et les autres d'abord. Voilà le don que je te fais! " 
     Alors, tête en arrière, il tomba sur le dos; 
     Puis sa grosse nuque fléchit, le souverain dompteur, 
     le sommeil, le gagna; de sa gorge du vin jaillit 
     et des morceaux de chair humaine; il rotait, lourd de vin. 
     J'enfouis alors le pieu sous l'abondante cendre 
     pour le chauffer; j'encourageai de mes propos 
     mes compagnons, afin qu'aucun, de peur, ne défaill;t. 
     Mais, quand bientôt le pieu d'olivier dans le feu 
     rougeoyant, quoique vert, jeta une lueur terrible, 
     m'approchant, je l'en retirai; mes compagnons étaient 
     autour de moi; un dieu nous insufflait un grand courage. 
     Eux, s'emparant du pieu d'olivier acéré, 
     I'enfoncèrent dans l'oeil; moi, appuyant par en dessous, 
     je tournai, comme on fore une poutre pour un bateau 
     à la tarière, en bas les aides manient la courroie 
     qu'ils tiennent aux deux bouts, cependant que la mèche tourne: 
     ainsi, tenant dans l'oeil le pieu affûté à la flamme, 
     nous tournions, et le sang coulait autour du pieu brûlant. 
     Partout sur la paupière et le sourcil grillait l'ardeur 
     de la prunelle en feu; et ses racines grésillaient. 
     Comme quand le forgeron plonge une grande hache 
     ou une doloire dans l'eau froide pour la tremper, 
     le métal siff1e, et là gît la force du fer, 
     ainsi son oeil sifflait sous l'action du pieu d'olivier. 
     Il poussa un rugissement, la roche en retentit, 
     nous nous enfuîmes apeurés; alors, il arracha 
     le pieu qu'un sang nombreux salissait de son oeil, 
     le jeta loin de lui de ses mains, affolé, 
     et à grands cris héla les Cyclopes qui habitaient 
     dans les grottes des alentours, sur les cimes venteuses. 
     En entendant ses cris, ils accoururent de partout
     et, demeurés dehors, lui demandèrent ses ennuis : 
     " Quel mal t'accable, Polyphème, pour que tu cries ainsi 
     dans la céleste nuit, et nous empêches de dormir? 
     Serait-ce qu'un mortel emmène malgré toi tes bêtes? 
     Serait-ce qu'on te tue par la ruse ou la force? " 
     Du fond de l'antre, le grand Polyphème répondit: 
     " Par ruse, et non par force, amis! Mais qui me tue? Personne! 
     En réponse, on lui dit ces paroles ailées: 
     " Si tu es seul et si nul ne te fait violence, 
     contre la maladie qui vient de Zeus, on ne peut rien. 
     Implore donc plutôt le seigneur Poseidon, ton père! " 
     lls s'éloignèrent sur ces mots, et mon âme riait 
     de les voir abuser par mon nom et par ma personne . 
     Le Cyclope, geignant et torturé par la douleur, 
     vint enlever en tâtonnant le bloc d'entrée, 
     puis s'assit dans l'entrée en étendant les bras 
     pour nous prendre si nous sortions parmi les bêtes: 
     il me croyait dans ses entrailles assez sot pour cela! 
     Mais je me demandais comment nous en tirer au mieux, 
     cherchant quelque moyen, pour mes compagnons et pour moi, 
     d'échapper à la mort. J'ourdissais cent tours et cent ruses, 
     car notre vie était en jeu, et le désastre proche. 
     Or voici le projet que mon coeur jugea le plus sage: 
     il avait des béliers bien nourris, d'épaisse toison, 
     beaux et grands, qui portaient une laine foncée: 
     sans bruit, je les liai avec ces osiers bien tressés 
     sur lesquels le géant sans justice dormait, 
     trois par trois; celui du milieu porterait l'homme, 
     les deux autres le flanqueraient, sauvant mes gens. 
     Ainsi chaque homme était porté par trois béliers; pour moi, 
     il restait un bélier plus beau que tous les autres: 
     le saisissant aux reins, je me glissai sous la toison 
     du ventre; accroché par les mains à sa laine admirable, 
     je m'y maintins de toute ma vigueur, patiemment. 
     
     Ainsi, nous attendîmes, gémissant, l'aube divine. 
     Lorsque parut la fille du matin, l'aube aux doigts roses, 
     les béliers aussitôt bondirent vers le pâturage; 
     les femelles bêlaient, qu'il n'avait traites, près des parcs, 
     le pis gonflé. Rongé de malignes douleurs, 
     le Cyclope palpait le dos de chaque bête 
     qui passait. Mais le sot ne sut pas deviner 
     qui était attaché sous le poitrail laineux des bêtes. 
     Le dernier du troupeau, mon bélier marchait vers la porte, 
     alourdi par sa laine et par mon poids d'homme rusé... 
     Polyphème le grand le tâta et lui dit: 
     " Doux bélier, qu'y a-t-il pour que tu sortes le dernier 
     de l'antre? Jusqu'ici, tu ne restais pas en arrière, 
     mais courais le premier paître les tendres fleurs des prés 
     à grands pas, le premier tu atteignais le cours des fleuves, 
     tu voulais être le premier de retour à l'étable 
     chaque soir...Te voilà le tout dernier! Pleurerais-tu 
     l'oeil de ton maître? Un scélérat me l'a crevé 
     avec ses tristes compagnons, en m'enivrant, 
     Personne qui, crois-moi, n'est pas encore hors de danger! 
     Ah! si tu partageais mes ennuis, et, pouvant parler, 
     me soufflais où ce misérable fuit ma rage! 
     Alors, le crâne ouvert, sa cervelle par la caverne 
     arroserait le sol, mon coeur s'allégerait un peu 
     du mal que ce pervers de Personne m'a fait! " 
     Ce disant, de sa place il poussait le bélier dehors... 
     Quand la grotte et sa cour ne furent plus trop près, 
     je me dépris d'abord, puis détachai mes compagnons. 
     nous poussâmes les gras troupeaux aux pattes grêles 
     vite, par cent détours, jusqu'à rejoindre enfin 
     le navire; nos compagnons, réjouis de nous voir 
     réchappés de la mort, versèrent des pleurs sur les autres. 
     Mais, fronçant les sourcils, je leur fis signe de cesser 
     les pleurs leur ordonnai de vite embarquer le troupeau 
     de belle laine, et de reprendre tôt la mer. 
     Embarqués promptement, ils prirent place à leur tolet 
     en bon ordre, et frappèrent de leur rame la mer grise. 
     Mais, quand on s'en trouva à la portée d'un cri, 
     je lançai ce discours moqueur à Polyphème: 
     Ce n'était pas les compagnons d'un lâche, Polyphème! 
     que tu mangeas dans ton antre profond par violence! 
     Tu n'auras pas tardé à payer le prix de tes crimes, 
     cruel qui ne crains pas de dévorer des hôtes 
     en ta maison! Zeus et les autres dieux t'en ont châtié! " 
     Je ne fis par ces mots qu'augmenter sa colère: 
     il arracha la cime d'un mont, la jeta, 
     elle tomba devant notre navire à la proue bleue; 
     la chute du rocher créa un remous dans la mer; 
     le flot en refluant porta le bateau vers le bord, 
     et le courant du large nous poussa vers le rivage. 
     Mais moi, de mes deux mains empoignant une grande gaffe, 
     je résistai à la poussée; j'encourageai mes gens 
     d'un signe de la tête: ils se ployèrent sur leurs rames. 
     Mais, lorsque cet effort nous eut conduits deux fois plus loin, 
     j'appelai le Cyclope encore; autour de moi, mes gens 
     l'un après l'autre avec des mots de miel me retenaient: 
     " Malheureux, que vas-tu irriter ce sauvage? 
     Le voilà qui, jetant ce roc dans l'eau, a ramené 
     le bateau vers le bord, et nous avons failli périr! 
     Si jamais il entend une voix ou des cris, 
     il brisera nos crânes avec les poutres du bateau 
     de quelque âpre rocher: car il peut encor nous atteindre! " 
     Ces mots ne persuadaient pas mon âme fière 
     et je repris, I'interpellant plein de rancune: 
     " Cyclope, si jamais quelque mortel 
     t'interroge sur ton affreuse cécité, 
     dis-lui que tu la dois à Ulysse, Fléau des villes, 
     fils de Laërte et noble citoyen d'Ithaque 
     A ces mots, il me répondit en gémissant: 
     " Hélas! voilà les vieilles prédictions réalisees! 
     Il y avait ici un noble et grand devin, 
     un nommé Télémos, fils d'Eurymos, très bon prophète, 
     qui vieillit parmi nous en nous prédisant l'avenir. 
     C'est lui qui me prédit tout ce qui vient de m'arriver, 
     à savoir que des mains d'Ulysse je perdrais la vue... 
     Mais moi je m'attendais à voir venir ici 
     un grand et beau guerrier, doué d'une extrême vigueur: 
     et c'est un petit homme, un lâche, un rien du tout 
     qui vient me crever l'oeil en me noyant de vin! 
     Mais viens un peu, ami, que je te fasse mon cadeau! 
     Je demanderai ton retour au Maître de la terre, 
     je suis son fils, il prétend m'avoir engendré. 
     Lui, s'il lui plaît, me guérira, personne d'autre, 
     ni parmi les mortels ni parmi les dieux bienheureux! " 
     A ces mots, je lui dis en guise de réponse: 
     " Ah! si les dieux voulaient que je te prive de la vie, 
     que je t'ôte le jour et t'envoie aux maisons d'Hadès, 
     aussi vrai que ce dieu ne te rendra jamais la vue! " 
     A ces mots, il pria le seigneur Poseidon 
     en élevant les mains vers le ciel constellé: 
     " Écoute, Poseidon aux cheveux bleus, maître des terres! 
     Si je suis vraiment ton fils, toi qui prétends m'avoir fait, 
     empêche de rentrer chez lui cet Ulysse, Fléau des villes! 
     Mais, si son sort est de revoir les siens, de revenir 
     dans sa belle demeure et sur le sol de son pays, 
     que ce soit après bien des maux, tous ses compagnons morts, 
     sur un vaisseau d'emprunt, pour trouver chez lui d'autres peines! " 
     Telle fut sa prière, et le dieu sombre l'exauça. 
     Alors, prenant un autre bloc plus lourd encore, 
     il le fit tournoyer, le lança de toute sa force: 
     il tomba dans le dos de notre vaisseau à proue bleue, 
     manquant de peu toucher la pointe d'étambot; 
     la chute du rocher créa dans la mer un remous: 
     le flot revint, poussant le bateau vers le bord. 
     Mais, quand nous atteignîmes l'île où les autres bateaux 
     bien pontés étaient réunis, où l'équipage en larmes 
     était assis autour à nous attendre, 
     arrivés là, nous échouâmes le bateau dans le sable. 
     Je débarquai du vaisseau creux les bêtes du Cyclope, 
     et le juste partage en fût appruvé par chacun. 
     Mes compagons guêtrés m'attribuèrent le bélier 
     en surplus, le partage fait. Je l'offris sur la grève 
     à Zeus qui règne sur le monde, au dieu du sombre ciel, 
     brûlant les cuisses; mais il dédaigna l'offrande, 
     car il se demandait toujours comment anéantir 
     mes compagnons fidèles et mes navires bien pontés. 
     Alors, de tout le jour et jusqu'au coucher du soleil, 
     nous restâmes assis devant force viande et vin doux. 
     Le soleil se coucha, le crépuscule vint, 
     et nous nous étendîmes sur la frange des brisants. 
     
     Lorsque parut la fille du matin, l'aube aux doigts roses, 
     d'un ton pressant, j'enjoignis à mes gens 
     d'embarquer à leur tour et de larguer l'amarre. 
     Embarqués promptement, ils prirent place à leur tolet 
     en bon ordre, et frappèrent de leur rame la mer grise. 
     Nous reprîmes alors la mer avec tristesse, 
     heureux d'être vivants, mais pleurant nos compagnons morts. 
     
    
    Site d'origine : http://www.u-grenoble3.fr/stendhal/homerica/projet/odyssee1.htm 
    
    Retour